Europa FR - page 178

176
EUROPA
et les fonctions nouent entre elles des rapports virtuellement antagoniques :
l’architecture y est poussée à une exigeante diplomatie ; elle ne joue son rôle que
par son intelligence des conflits dans l’espace construit.
Si l’ascenseur a été l’instrument de la conquête de la hauteur, le conditionne-
ment d’air l’a été de la profondeur. L’idée même d’un bâtiment fermé (c’est le cas
de la lanterne, en dépit de la verrière qui fait entrer le jour dans les salles supé-
rieures), placé à distance de tout contact avec le dehors, suppose un système
de ventilation qui distribue l’air frais et extrait l’air vicié. Les volumes d’air sont
considérables : pour un bâtiment destiné à recevoir des centaines de personnes,
les quantités traitées impliquent de puissants moteurs et des conduits de grande
section. Leur encombrement implique des épaisseurs de plancher et de plafond
pour contenir les gaines, pour disposer les bouches d’aération ou d’extraction. Il
faut diriger le parcours de ces longs conduits, leur ramification à l’intérieur des
flancs de l’édifice ou le long de ses plateaux. Ce sont les artères et les veines d’un
système organique, indispensable sous peine d’asphyxie. La respiration à l’inté-
rieur de l’architecture conditionne la vie de ces grandes cellules, de ces pièces
intérieurement animées mais semblables aux monades d’un monde « sans porte
ni fenêtre » – plus closes encore qu’une chapelle baroque.
L’architecture des ambiances relie les artifices techniques du bâtiment au
milieu vivant dans lequel ils s’insèrent, et elle leur donne sens. Le climat
intérieur, les qualités attendues de l’atmosphère entraînent d’énormes instal-
lations de ventilation ? Celles-ci se ramifient en un labyrinthe de vaisseaux, à
l’image d’un écorché géant ou d’une planche de l’
Encyclopédie
illustrant le
système sanguin. L’aéraulique exige des calibres efficaces, des dimensionne-
ments adéquats. Sa mécanique doit être domestiquée. L’architecte doit calculer
et défendre le meilleur équilibre entre la minceur des parois et des pla-
teaux, l’allègement de la matière et la chair du bâtiment. Un très beau dessin
représente l’innervation de la lanterne par son système de conduits à double
direction, ascendant et descendant ; d’amenée et de rejet – de fins tracés rouge
et bleu. Le dessin s’épanouit en axonométrie, il proportionne le modèle 3D à
l’échelle et aux mesures qu’impose cette infrastructure de l’air. Des traits continus
esquissent le profil de prismes de tôles, étirés de haut en bas de l’édifice, repre-
nant verticalement et horizontalement les courbures du volume : en coupe, la
panse de la lanterne ; en plan, ses contours en ellipses. Dans un premier dessin,
les traits se superposent, la volumétrie décrite donne aux lignes et aux sections
représentées l’allure de portées musicales et de notes accrochées dans l’espace,
enroulées sur elles-mêmes. Une partition où serait anticipé le parcours des sons,
leur diffusion, leur absorption, leur écho. Un amphithéâtre pour instruments
invisibles et sonorisation virtuelle : l’architecture comme
Sound System.
La méta-
phore acquiert un sens presque littéral, puisque le dimensionnement est calculé
pour le meilleur rendement (le volume d’air effectivement délivré) dans le moins
de vibrations et de bruit possible. La vitesse de l’air doit être réduite, la section
des conduits élargie, la dépense d’énergie contrôlée. Le rapport entre vitesse
des flux, perte de charge dans les méandres du réseau, efficacité finale du sys-
tème (puissance des moteurs, amélioration du bilan énergétique et thermique
grâce à une centrale de cogénération) : le souffle de la vie soumet les tâches
de conception aux plus rigoureuses équations. Le dessin, la technique, l’édifice,
« Il est une chose dont le bâtiment ne
profite pas, c’est la répétition. (…) On est
poussé vers l’expérimentation technologique
de projet en projet. Ce qu’on peut faire de
mieux, c’est améliorer un composant dans
le projet suivant. L’innovation technologique
s’inscrit dans des systèmes de reproduction
essentiellement répétitifs. C’est pourquoi les
procédures ISO sont importantes : ce qu’on
ne sait plus améliorer dans la répétition d’un
archétype, il faut l’obtenir dans la répétition
d’une procédure. Il faut rendre le geste
répétitif au sein d’une équipe ; améliorer le
niveau de qualité du dessin ; tenir compte
de l’acquis. La sagesse voudrait que l’on
démarre toujours du niveau technologique
le plus bas. Que l’architecture se singularise
par des attitudes plus artistiques, par un
contenu poétique davantage que par une
prouesse technologique. »
Entretien donné au magazine
D’Architectures,
n° 170, février 2008
Combinaison des modèles 3D des réseaux
aérauliques et de la charpente métallique
de la lanterne et des foyers, 2012.
LE CŒUR AÉRAULIQUE
1...,168,169,170,171,172,173,174,175,176,177 179,180,181,182,183,184,185,186,187,188,...260
Powered by FlippingBook