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EUROPA
comme le font les calques, il juxtapose les signes, les icônes, les diagrammes,
comme le font les cartes. L’architecture et la ville en transmettent le message
universel : la réunion des édifices les plus divers sur des parcelles voisines ou
contiguës, le long d’une voie ou dans l’épaisseur d’un îlot, est la manifestation
permanente de la vie urbaine, brillant des feux de ses milliers de foyers. Et quelle
meilleure occasion que ce siège et ce symbole du pouvoir politique, le long de
cette rue de la Loi, au milieu du « Quartier européen » de Bruxelles ? Par-delà le
désordre ambiant, le paysage disparate s’intègre dans un ensemble : coordonné
par un règlement (gabarits, prospects, alignements) ; riche et équivoque, du fait
des différences et des similitudes de styles d’époque, de matériaux ou de cou-
leurs. Le patchwork est l’expression d’une fonction régulatrice s’exerçant contre
les risques de dispersion et de dislocation ; son rôle est de réduction relative du
désordre. En ce sens, il véhicule, au sein de la culture matérielle, une image de la
démocratie. Il réunit et met en ordre, mais sans restreindre la diversité des indi-
vidus qu’il recrute. Il se joue des différences, il tire d’elles son prestige, sa gaieté.
Une telle régulation s’exerce dans la durée. Sa fonction est temporelle non moins
que spatiale. La logique du récit l’emporte sur celle du tableau, du moins met-elle
la composition en mouvement : elle rend la composition apte à l’altération, à la
réparation, à la substitution. « Contrairement au tracé classique [le patchwork]
offre un champ évolutif où les éléments peuvent se modifier au cours du temps.
Il contient dès le départ une capacité de régénération permanente et sensible… »
[Ph. Samyn,
op. cit.
, p. 12/21]. Ce point est essentiel. Autrefois l’industrie popula-
risa l’idée que la standardisation était une condition de l’interchangeabilité des
composants, la garantie de la pérennité des constructions, sinon de leur évolu-
tion : ce fut toujours vrai de la brique, cela le devint de tout élément modulaire
ou de catalogue, issu de la production en usine… Mais l’expérience apprend que
le standard n’a qu’un temps. Lui qui garantissait l’universel (le même produit pour
tous), n’a fait que figer le temps. Et figer l’espace lui-même : le standard fixe, dans
ses formes répétitives et homogènes, les repères d’une époque, en date inexo-
rablement les procédés et les artefacts. Il bloque les forces de décomposition
et de recomposition toujours à l’œuvre dans le milieu des systèmes techniques
comme au sein des sociétés qui les font vivre.
Le patchwork enferme l’aléa et le fortuit, mais aussi bien la signature de l’artiste
ou de l’artisan, à l’intérieur d’un cadre qui leur offre un usage et une significa-
tion : une occasion de s’épanouir. Il aménage une scène où s’engage le jeu des
similitudes et des différences, il ouvre le théâtre des airs de famille. [François
Noudelmann,
Les Airs de famille : Une philosophie des affinités,
Gallimard, 2012].
Au lieu d’une puissante affirmation typologique, à la manière des modèles de
l’ancienne architecture civile, le bâtiment du Conseil européen s’affirme comme
édifice singulier, tout en exhibant, au milieu de ce quartier chahuté, le jeu des dif-
férences et des modulations sans fin. Cet usage civil du patchwork recèle, chez
Philippe Samyn, une doctrine, elle-même coordonnée à une double théorie de la
mesure et de la perception. Mais c’est une théorie qui forcerait une alliance im-
prévue du
ready-made
(les châssis) avec l’abstraction géométrique ; ou qui, selon
une autre analogie, montrerait à quel point la multitude, agitée et soulevée par
ces châssis de fenêtres, fait écho à la méditation solitaire d’un architecte béné-
dictin : les écrits de Dom Hans van der Laan [
Le Nombre plastique : quinze leçons
La lisibilité à toutes les échelles est
restée l’une des qualités de l’architecture
de Michel Polak pour le Résidence Palace.
Le bâtiment se lit notamment comme une
trame de lignes horizontales distantes l’une
de l’autre de 3,54 m, la hauteur d’étage :
c’est cette base qui est utilisée pour le tracé
du patchwork des châssis. Un solfège, une
grammaire ont été mis en place. L’objectif
fut de créer une harmonie qui séduise et
attire ; un ordonnancement d’apparence
aléatoire, mais tempéré par des mesures,
par des rythmes perceptibles. Les onze
niveaux au-dessus du rez-de-chaussée
sont divisés en un quadrillage régulier.
Chaque maille est subdivisée d’une manière
différente des autres, mais en suivant les
mêmes règles : sa largeur de 5,40 m est
subdivisée en 4 x 1,35 m, une dimension
très utilisée pour sa flexibilité. Ces dimen-
sions sont divisées par les nombres premiers
2, 3, 5 et 7. Ensuite, tous les résultats sont
multipliés par 1,02 et 0,98 selon la théorie
de H. van der Laan qui démontre qu’un
écartement inférieur à 2 % entre des
segments de droites de longueurs dif-
férentes est imperceptible à l’œil. Cet
ensemble de lignes forme un tartan avec
des lignes maîtresses et secondaires. Des
correspondances apparaissent. De là, des
lignes régulatrices sont choisies, selon
lesquelles les châssis sont placés. Cette
méthode de génération du patchwork
est stable et convergente dans tous les
cas : placer les grands châssis verticaux,
puis quelques ouvrants horizontaux sans
casse-gouttes ; ensuite, remplir de bois et de
nouveaux châssis. Tous les châssis touchent
au moins une ligne, si possible et le plus
souvent deux lignes régulatrices.
Dr Ir
philippe samyn
LE PATCHWORK